Il disait toujours, ou peut-être un peu plus quand il était saoul, qu’il pensait quitter la folie de la ville et des êtres humains, pour aller s’isoler dans les montagnes. Une maison au milieu des bois, avec comme seule compagnie, un chien. DOG. Ce choix radical semblait être pour lui la seule alternative possible. Hypersensible, tout semblait l’impacter de plein fouet, et c’est avec la même intensité qu’il s’en mettait plein la gueule.
Alcool, dope, coups. Comme un écorché vif pour qui l’accès à la sensation d’apaisement sans substances semblait impossible.
Il avait du talent, beaucoup. Un talent fou. Pourtant il semblait cloué, à genou, dans l’impossibilité de s’élancer et de s’élever alors même qu’il n’avait de cesse de se relever. Débordant d’idées et d’engagement pour ses projets. Comme si la vie ne voulait pas lui laisser jouer sa carte, ses cartes, et Dieu sait qu’il en avait. Multiples et complémentaires, son jeu était bluffant, éblouissant. Il aurait pu mettre n’importe qui tapis. Mais c’était comme si la vie se riait de lui. De toutes ses tentatives, nombreuses, de toutes ses heures de travail acharnées. Gisantes, comme échouées. Comme si son « je », était altéré. Mais était-ce la vie ou était-ce lui ? …
Il avait en lui une force magnétique, une poésie que j’adorais voir lorsque, par chance, je m’en trouvais témoin privilégié. Lorsque, plongé dans son art, absorbé dans la création de son « autre monde », il n’était plus tout à fait là et en même temps, tout d’un coup, tout à fait présent. Comme tenu et tendu par l’espoir que ses créations pourraient un jour le sauver. Comme si en réussissant à travers elles à exprimer ce qu’il n’arrivait pas à dire autrement, il serait enfin libéré. Il était pour moi, un diamant brut, pur. Noir. Une beauté rare, biaisée par une certaine réalité.
Est-il utile de vous raconter dans le détail des extraits de la violence du monde dans lequel il vivait ? Comment pourriez-vous comprendre que j’ai pu autant « l’aimer », si tout ce que je décris de lui exprime l’opposé et que j’aurais si peu écrit sur ce qui, en lui, me bouleversait ?
Quasi vingt ans qu’on se connaissait, et vingt ans que je tournais en orbite autour de lui, à toujours me demander si je m’y prenais bien. Incapable de définir quel type de relation nous entretenions. Je peux vous dire qu’elle était platonique, bourrée de sous-entendus et d’ambiguïté. Que nos corps nus ne se sont jamais rencontrés, par peur sûrement d’un réel qui abimerait la douceur et la poésie d’un songe partagé. Qu’il y a bien eu quelques baisers échangés au long des années, même si rares. Plusieurs nuits aussi – immobiles et partagées – où nos corps, côte à côte allongés, restaient figés, pétris par la peur me semble-t-il du plus infime mouvement, de l’infirme faux pas. Une idylle supposée loin de tout danger.
Vous pourriez ici souligner, quasi agacé, ma naïveté – certaines l’ont fait – ou un romantisme trop poussé. Je ne pourrai qu’acquiescer, cet état me donnant à moi-même la nausée lorsque je m’observe sous ces traits. Le fait est, qu’à elle seule cette relation définissait bien dans la matière – le réel – toute mon incapacité à. Le propre des complexes névroses qui me gouvernaient autant qu’elles me dépassaient. Cet homme je l’ai aimé, certainement mal, et peut-être même très mal. Mais tout aussi assurément en exact reflet de l’amour que je ne savais ni porter ni éprouver à mon propre égard.
Ce mouvement vers les montagnes, je ne sais pas s’il l’a fait. Moi en tout cas, je l’ai opéré. Pas dans le même décor, mais plus près de la nature. Plus au calme, loin du vacarme intérieur et extérieur qui m’agitait, et d’un passé que je n’avais pas su gérer.