À S’EN BRÛLER LES YEUX

À S'EN BRÛLER LES YEUX de l'écrivaine Chloé Blanc
À S’EN BRÛLER LES YEUX

Ils me disent souvent « tu as eu du courage ». Des « ils » – et des « elles » – nombreux et d’horizons différents. Mais pour moi, il s’agissait surtout de survie. Si je restais, j’en crevais. Ils – et elles – me répondent alors « la plupart restent et en crèvent. À petit feu ». Pourtant, j’ai traversé des moments où le tableau était loin d’être évident. M’infligeant dans l’instant et pour longtemps, la douleur d’un uppercut cinglant. À presque quarante ans je me retrouvais chez mes parents, avec l’âpre sensation de n’avoir rien réussit dans ma vie. Sonnée, assommée, je me sentais vidée.

Seule, n’ayant enchaîné que des relations amoureuses foireuses, sauf une – et il ne s’agissait pas de DOG. Sans enfant, moi qui en voulais tant. Sans réussite professionnelle, moi qui en ambitionnais une si belle. Sans réalisation artistique. Pas mal de connaissances, mais très peu de personnes qui comptent et sur qui compter. Pas d’argent de côté, et pas mal de tendances addictives – des qui me permettaient de fuir en me rattachant à des plaisirs aussi intenses que futiles. 

Après toutes ces années, je n’avais rien construit. La sensation de ne donner à voir, à moi-même et aux autres, qu’une succession d’échecs. Rien de tangible jusque-là. Et pour couronner le tout, ce retour par la case « parents ». Honte, haine, incompréhension et peur intense de sombrer encore plus bas. En sidération face à l’enchaînement de tous ces mauvais choix. Les miens, de surcroît. 

Boulot, milieu professionnel, appart, région, entourage, j’avais tout lâché. Je venais de relancer les dés, comme un coup de poker répondant à une vitale nécessité. Et maintenant, il me fallait tout recommencer. Le pire était peut-être de ne pas savoir clairement et assurément vers où et vers quoi aller. Le cinéma, et son monde, avait été la seule chose qui, depuis petite et sur la durée, m’avait fait assez vibrer pour me faire avancer. Et, avec ce dit « courage » harnaché au cœur, j’avais donc, comme j’avais pu, jusqu’ici, « avancé ». Pour la suite il me faudrait maintenant assurer. Pas d’autres choix. Sinon… J’en crèverais. 

Dépourvue aussi, à présent, de costume social. Celui grâce auquel on pouvait, à tort, me porter aux nues, et sans lequel, maintenant, je me sentais nue. Sûre de ne plus vouloir m’en parer, je me sentais, pourtant, d’autant plus désemparée. Quand il ne nous convient plus, il devient carcan, et le garder c’est risquer de succomber. Lorsqu’on arrive à s’en délester – après une longue lutte acharnée – c’est un soulagement instantané. Une liberté. La jouissance d’une puissance retrouvée. La possibilité, concrète et réelle, d’une nouvelle vie fait son entrée. Pourtant, quelque temps plus tard, un contrecoup s’abat sur nous. Sévère revers. Car via ce camouflage une identité existait, un lien social, un sentiment d’appartenance. Des gens à qui parler, avec qui faire groupe, échanger et créer. Des sujets sur lesquels s’offusquer ou auxquels se rallier. Un rythme, une exigence, une rigueur à tenir, même minime. Et puis plus rien. Plus de quoi s’affairer pour étouffer le vrai sujet. Celui si profondément ENFOUI EN NOUS et presque oublié. 

Sur le moment on se dit qu’on ne restera pas longtemps dans cette situation. Qu’on retrouvera vite un boulot alimentaire, équivalent ou plus élevé. Un regain d’énergie que l’on pourra enfin consacrer à l’avancement de nos véritables projets. Mais c’est le corps qui lâche. Poids lourd courbaturé qui ne demande qu’à dormir et à se reposer. Puis les pensées qui s’embourbent dans les ressacs d’un passé qui ne passe pas, puisque mal (di)géré. Le doute s’installe et le projet initial s’annihile, ou s’inscrit finalement dans un temps qui semble demander cent ans.

Je me souvenais pourtant très bien, juste avant ma trentaine, vouloir vivre pleinement ma vie. L’envie féroce de tout goûter, de tout découvrir, de tout explorer, tout « déchirer ». L’envie de brûler cette vie par tous les bouts. Aucun désir de me caser, ni de me fixer. Imaginer couper cet élan de vie, c’était suffoquer. Comme si s’enraciner signifiait pour moi m’infliger un cruel croche-pied. Alors, je me le suis offert, ce droit de vivre pleinement… Mais y suis-je parvenue ? Vraiment ?… Moi, femme libre et accomplie ? Non. Je n’y suis pas arrivée. Pas encore en tout cas. Et les options qui me restent, à présent, me paraissent, encore plus limitées. 

La présence aussi, d’une constante dichotomie. Comme si je ne pouvais prétendre qu’à un choix tronqué. La liberté et le succès d’une femme libre et « accomplie » ou la tendresse et la sécurité d’une vie de couple et de famille « réussie ». J’aurais tout voulu. Mais le monde dans lequel je gravitais n’était visiblement pas enclin à m’offrir cette possibilité. Si je la voulais, il me fallait l’arracher. Les hommes se réservaient le droit au tableau complet et bannissaient les femmes qui osaient s’y aventurer. Ce schéma, binaire et salaud, m’empêchait d’acter franchement mes choix. Réussir dans l’un c’était risquer d’anéantir la possibilité de l’autre. Cet état schizophrène m’enfermait dans un continuel imparfait. Je choisissais ma liberté, sans oser la vivre pleinement, de peur de griller complètement l’autre réalité à laquelle j’aspirais finalement tout autant. Je restais limitée par ce putain de plafond de verre que je n’avais réussi ni à briser, ni à foutre en l’air.

J’aurais aimé être un peu mieux construite. Un peu moins fracturée par l’insécurité. Savoir mieux composer avec la peur, le doute et l’incompréhension. Au final, tout ce que j’avais vécu me semblait petit. Inachevé, mal fichu. J’étais portée par des envies féroces, mais il y avait ce mur de peur à transcender. Alors, à mes débuts, j’avais mis en place un nouveau pas de danse. Entre coup de force – de violence ? – et d’adrénaline, face à l’intensité de toutes ces enivrantes nouveautés auxquelles je voulais accéder. Une accumulation de produits aussi. Alcool, poudre blanche, nuits de fêtes et de danses, pour, tour à tour, calmer et assommer l’ensemble. Ou l’endiabler. Dépendait du ton de la soirée. Les lendemains, eux, étaient systématiquement dépressifs, mais je pensais qu’il s’agissait d’un classique. Une donne avec laquelle il fallait composer. Jusqu’à ce que je comprenne qu’il n’y avait ici aucune fatalité. Qu’on ne peut échapper à ses tourments, mais qu’on peut les transcender. Accéder à la vie autrement. Différemment. Mais ça, je ne l’apprendrais – et ne l’accepterais – que bien après.

Dix ans plus tard, la sensation d’un écran de fumée qui se dissipe. D’un feu d’artifice dont rien ne reste. 
Difficile de penser que je ne l’avais pas perdu, tout ce temps de vie. 
J’étais alors bien loin de me douter qu’un paquet d’autres tempêtes m’attendaient. 
Je savais aussi, au plus profond de moi, que ma résilience résidait dans l’accès à ma plume. Mais à cet instant elle endurait encore trop de lacunes. 

Ce qui me sauvait, sûrement, c’était le souvenir d’une conviction survenue à la vingtaine. Comme une fulgurance. Une fugace évidence. Il me fallait vivre avant de pouvoir écrire. Avec, en tête, la quarantaine en ligne de mire. Sans ça, pensais-je, rien de conséquent à partager. 
Alors, finalement, peut-être, avais-je réussi ça. Accumuler assez de matière et de ressentis pour pouvoir, enfin, aujourd’hui, raconter.

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