MON AMI

MON AMI de l'écrivaine Chloé Blanc
MON AMI

Je me dis toujours « quel que fût le cadre et quelle que fût la fin, ce fut une chance inouïe, de l’avoir eu de passage dans ma vie ». Une relation quasi fusionnelle. Vécue et ressentie avec une telle intensité. Si forte qu’elle prenait soin de nous, et me faisait un bien fou. Et elle était d’autant plus inégalée qu’elle était perçue avec la même valeur de chacun des deux côtés.  

Je ne parle pas ici de longues amitiés qui auraient traversé mille tempêtes, partagé autant de joie, et dont les liens se seraient tissés et resserrés au fil des années. Non. Je ne parle pas ici de relations passionnelles et charnelles rendues sublimes par l’entrelacs des corps. Non. Ces deux types de relations ont existé, mais ce n’est pas ici le sujet. 

Ici, votre énergie se sent nourrit et jamais meurtrie. Au travers d’elle on peut être soi-même, sans la moindre peur ni la moindre appréhension. Loin des situations dissonantes qui distillent en nous le mal-être, entravent les corps et installent l’inconfort. Pas de chats et de souris, de jeux sournois et narcissiques de « fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis ». Non.

Il s’agit de relations si évidentes qu’elles agissent comme l’écho d’une autre vie, d’un autre temps, dont il resterait quelque chose qui, ici, se rejoue, se renoue, et nous réjouit. 

Lui a marqué à tout jamais ma jeune vie d’adulte. Quand nous nous retrouvions, nous étions toujours, et autant que possible, l’un à l’autre collé. Au plus près. Complices plus que jamais. Je me souviens plus particulièrement, dans notre période post-adolescente, d’une virée magique. Celle, dans cette baraque familière, remplie d’amis, sur la côte atlantique. Squattant chacune des pièces, chacun des recoins, tous éparpillés, jusqu’au fond du jardin. Et de cette grande terrasse, cernée et protégée par les grands pins, qui nous voyait défiler du soir au matin. 

Je me rappelle apprendre, ravie, qu’il venait de téléphoner pour prévenir qu’il allait débarquer. Même s’il me fallait attendre jusqu’à deux heures du matin pour savourer son arrivée, le seul fait de le savoir en chemin – vers moi – suffisait à me combler. L’annonce me remplissait d’une joie et d’une chaleur telles, que je devenais, soudain, solaire. Aucun stress, aucune appréhension, rien à voir avec ce que je pouvais percevoir à l’approche ou l’attente d’un nouvel amoureux. Pourtant si ce n’était pas de l’amour, je ne saurai nommer autrement cette « amitié ». 

Heureuse et tranquille, je pouvais d’autant plus apprécier l’instant présent. M’y plonger pleinement. Avec une poignée d’amis nous avions choisi de nous poser dans une petite chambrée, de glisser nos corps dans nos duvets, et de savourer – petit clan réuni – cet espace-temps privilégié, propice aux discussions apaisées, nourrissantes et résilientes. Et puis tout d’un coup il ouvrait la porte, et il était là. 

Lui, et son sourire rieur qui marquait tout son visage et illuminait son regard. Il était là, et se frayait dans l’instant un chemin assuré entre nos corps allongés pour venir, tout contre moi, se caler. Lui, pourtant timide. Nous savions parfaitement ce que l’autre vivait et ressentait. Nos émotions étaient calquées. Identiques. Nous n’arrêtions pas d’en parler, de nous le dire, c’était : « magique ». 

Jamais d’ambiguïté, jamais une seule fausse note, jamais un jeu malsain n’est venu abîmer, trahir ou mettre en doute ce profond et absolu bain de douceur et de confiance. 

Et puis, un jour, il m’a arraché à sa vie. En mettant fin à la sienne. 

Dix jours avant pourtant, nous avions passé deux longues heures au téléphone à se parler, comme toujours, de tout et de rien, à se dire, encore et encore, combien on tenait l’un à l’autre. Il était joyeux, ce jour-là, tellement heureux. Jamais je n’aurais pu me douter de l’acte qu’il allait commettre quelques jours après. Nous avions raccroché en concluant qu’il passerait me voir sur la côte – méditerranéenne cette fois – dans un futur proche. Mais ce fut, finalement, un : plus jamais. 

Ce séisme arriva avec une simple phrase, « Il faut que je te dise. C’est Seb ». Du haut de ma jeune vingtaine, j’avais déjà enterré trop d’amis pour ne pas comprendre. Souvent, seul le prénom est prononcé. Puis un silence. Le temps de l’impact. Par protection, instinct de survie, le cerveau doit sûrement déconnecter à cet instant précis. Sous la douleur d’un cœur fissuré, qui nous est arraché. Une souffrance ahurissante qui tranche l’air pour se frayer un chemin dans une réalité inacceptée. Un cri – sourd ou assourdissant – qui dit tout de l’horreur et de l’impossible. 

Et cette première annonce fut suivie d’un second uppercut : « Personne ne savait comment te l’annoncer ». Je n’étais prévenue que deux mois après les faits. Les adieux déjà bouclés.

C’était le temps de nos vingt ans. J’avais déjà fait le choix d’un premier exil, pour embrasser les joies de la vie estudiantine. Lui aussi avait, de son côté, pris le large sur un littoral opposé. Nos nouvelles distances ne permettaient plus nos rencontres improvisées du passé, nos coups de tête et coups de cœur adorés. Je ne connaissais plus aussi bien son présent. Et bien que j’en sache assez sur son enfance et son passé pour comprendre que cette fin ait pu arriver, cette séparation fut une des plus violentes à surmonter.

Et depuis, comme un dû. Celui de devoir vivre. Deux fois plus. Coûte que coûte.  Dotée d’une conscience plus aiguisée. Celle de la préciosité de la vie et de la rapidité avec laquelle celle-ci peut nous être ôtée.

Au temps de mes quarante ans, lorsque je fais de nouveau ce choix, celui d’un second exil, c’est bien de cela dont il s’agit : redonner du possible à la vie. 

Quel que fût le cadre et quelle que fût la fin, ce fut une chance inouïe, de t’avoir eu de passage dans ma vie. Mon amour mon ami, tu restes à jamais gravé dans mon cœur. Toi et ton sourire, ta chaleur et ta présence. Ta démarche et tes attitudes. Des images, des souvenirs, des sensations, que rien ne pourra jamais effacer. Et moi, je continuerai à t’aimer. Toi et la vie. À tout jamais.

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