AUX ANIMAUX LA GUERRE

AUX ANIMAUX LA GUERRE de l'écrivaine Chloé Blanc
AUX ANIMAUX LA GUERRE

Quand je me reconnais dans certains récits, c’est comme la fin d’un exil. Je me sens un peu moins seule.
Face aux « c’est quand même un peu sombre tout ce que tu écris », elle, ce qu’elle constatait, c’était que raconter sincèrement ses épreuves, ses coups de gueules, sans chercher d’entourloupes, ça pouvait aussi faire du bien aux autres. La preuve, les soudaines confidences qui en découlaient. Ces retours qu’elle recevait, de personnes touchées, émues, et parfois aussi, un peu consolées. De nouveaux échanges et de belles discussions. Plus profondes et plus sincères. Plus fréquentes aussi.

Mais elle pouvait également admettre que ces explorations la plombaient. Que ça lui coûtait à chaque fois d’avoir à replonger, tête la première et toute entière, au fond de ses eaux troubles, pour aller sonder la partie immergée de l’iceberg, essayer de reconnecter à, et de comprendre ce qui se tramait en elle. C’était sa manière de faire : aller chercher sa matière première en elle et la faire résonner grâce aux autres. Ses échos révélaient la vraie bataille à mener. Et c’est ainsi qu’après six mois de travail éreintant, elle ressentit un besoin de renouveau.

Car, ce qui était troublant, c’était qu’on la qualifiait par ailleurs – et tout aussi fréquemment – de personne « solaire ». Les opposés pouvaient donc aller de pair. Et à vrai dire c’était dans ce contraste – cette dualité – que se trouvait, pour elle, le vrai sujet. Pour connaître la lumière, il fallait avoir connu l’obscurité. Mais sa question à elle était autre. L’autre, en soi, et l’autre, face à soi. Et l’équilibre si compliqué à trouver, et encore plus à garder, mais si nécessaire pour rester aligné. Un équilibre intrinsèquement lié à l’acceptation des cycles et des oscillations. En tout, et en soi.
Et rien ne servait de fuir puisque tout était à traverser pour pouvoir être transcendé.
Une épreuve qui se répétait n’était que la preuve que quelque chose n’avait pas encore été comprise et donc dépassée.

Alors, à force de se pencher encore et encore sur ses souvenirs, elle avait fini par constater qu’elle avait effectivement pu, parfois, se fourvoyer. Pourtant, sans ces explorations, elle n’aurait pu accéder à cette nouvelle vision plus juste, plus honnête et plus complète de la réalité. Alors jusqu’à quand remonter ? Peut-être à sa première perception de l’opposition entre intérieur et extérieur, toute petite déjà …

Elle se souvenait aimer, enfant, lors des rassemblements familiaux, naviguer à souhait de la cuisine au salon pour entendre et écouter les différentes manières de lire et dire le monde.

En cuisine, dans les parfums, l’activation, et la préparation des différents mets, comme pendant et après la vaisselle lavée, essuyée et rangée, elle se délectait d’écouter les traits humains longtemps et profondément analysés. Elle vouait une adoration toute particulière à certains récits. Celui de celles qui avaient réussi à se créer une place dans la société, en dehors du foyer. Ce trésor s’opérait pourtant au prix de quotidiennes doubles journées. Clause sine qua non pour réussir à s’extraire des murs. L’autorisation leur avait été donnée à condition de continuer à assurer la stabilité intérieure de leurs foyers. Double front à mener et injonction de loyauté qui pourtant n’étaient pas imposés à ceux qui les avaient décrétés. C’était comme si la permission d’être libre, de mener la vie que l’on souhaitait, se devait d’être en premier lieu accordée – ou non – selon le corps dans lequel on naissait. Une violence, une errance, dans laquelle d’autres s’étaient retrouvées coincées. Écrasées par cette improbable subordination érigée en absolue vérité. Celles-ci avaient fini amoindries ou abîmées par, et dans, ces prisons pas si dorées. Les autres avaient réussies à faire de leurs rêves leur réalité, mais à quel prix !

Et alors qu’elle se sentait témoin privilégiée de ce bain bouillonnant d’organisation et de logistique parfaitement maitrisé, elle se retrouvait immanquablement, et au moins une fois, remise au centre. Un torchon tendu – pour apprendre à ne pas rester les bras croisés – associé à un : « N’oublie pas ma fille ! Sois toujours indépendante financièrement ! ». Car dans ces moments-là, elle était la fille de toutes les femmes présentes et plus âgées. Et toutes s’accordaient sur le risque de l’enfermement. L’avertissement planté, la discussion reprenait comme si cet aparté n’avait pas existé, ou comme si rien n’avait été coupé ou provoqué. Mais malgré ces désagréments passagers, la chaleur du moment l’emportait.

L’injonction faisait tout de même son effet, et sa curiosité piquée, elle s’éclipsait alors pour traverser le couloir et aller s’imbiber des données qui s’échangeaient de l’autre côté. Celui des vapeurs d’alcool, des digestifs, des fauteuils club et des grands canapés. Ici ça parlait argent, carrières, évolutions, achats, construction, explorations. Si la gestion du cocon domestique lui semblait facile à imaginer, l’exploration de l’extérieur – qui la faisait tellement vibrer – lui semblait moins facile d’accès. Elle avait compris qu’un pouvoir – et un droit aussi – s’y jouait. Alors, elle commença à étudier les codes. Identifier les façons de se tenir et d’avancer des propos assurés même s’ils n’étaient pas fondés. Elle observait les différentes capacités et manières de se positionner selon qu’ils soient alpha ou maladroit, intellectuel, fin stratège, renard ou sournois. Une chose était sûre, sa place, dans cet espace, elle la prendrait. Cette liberté, elle la gagnerait.

Et puis, là aussi tombait le couperet. Soudain était évoqué les « petites mains ». Le travail de ses mères et de ses aînées, si anodinement dénigré et rabaissé. Ce dédain la faisait vriller. La révulsait autant qu’il l’endurcissait pour l’après. Ancrant davantage sa volonté : sortir du cliché de la valorisation des uns aux détriments des autres.

Et plus les allées et venues entre ces deux mondes se répétaient, plus ce couloir qui séparait ses deux univers devenait froid, vide et glacé. Ce passage obligé qui incarnait de plus en plus le fossé qui, mine de rien, se conscientisait et où elle se sentait de plus en plus isolée. Déchirée entre ses aspirations opposées et renforçant l’acide scission qu’elles entraînaient. Elle comprit ainsi très vite toute l’importance de développer sa capacité propre à savoir créer son cocoon, autant que de savoir naviguer librement au dehors. Alors elle commença, pas à pas, à effacer ses attraits premiers pour endosser le vêtement de ceux qui continuaient à exister une fois le palier du foyer passé. Une certaine virilité. Et plus tard elle constaterait – d’autant plus affligée – l’injustice et l’automutilation subie et infligée, par chacun des deux côtés.

Après une succession de petits boulots alimentaires une école qu’elle visait l’accepta. Quelques années de retard mais tout pouvait encore se tenter. Elle se retrouva vite au coeur d’une bande géniale, unie par une passion partagée : le cinéma. Elle qui voulait créer et diriger ses propres projets, finit par accompagner, soutenir et assister ceux qui, plus qu’elle, savaient gérer la lumière et osaient exposer leur monde et leurs idées. Elle, elle en rêvait, mais dans le fond n‘était pas encore assez claire avec tous ses sujets. Et le travail de l’ombre lui convenait. Il était comme ajustée pour elle. Elle y plongeait comme dans un gant cousu à sa parfaite mesure. Son aspiration la plus profonde : participer à la création de films et de récits. Même si elle pressentait déjà qu’elle était en train de percer en aidant à créer des mythes qui allaient contre sa propre vérité, elle n’avait pas encore les épaules pour les contrer. Jeune étudiante, un très bon court métrage avait été tourné par ses performants alliés. La mise en scène, le jeu, la lumière étaient superbement maitrisés. Mais le sujet ? … Mettre en scène une forme de violence conjugale, pourquoi pas, mais nourrir de quoi flouter les notions de discernement en mélangeant un danger et une pseudo virilité mise en beauté, là elle décrochait. Le fait qu’il s’agissait d’esthétiser ces faits, et non de les dénoncer, la parasitait.

Plongée dans la vie à laquelle elle avait toujours aspirée, les plateaux de tournages et l’arrière des décors, la magie continuerait longtemps à opérer et prévaudrait sur son stress, sa fatigue et sa santé. Alcool et cocaïne circulaient. C’était bien qu’il devait il y avoir des choses à oublier. Un monde la séparait de celles qui s’échinaient à exister dans le regard de la gent masculine en entretenant une tension sexuelle permanente. Mais elle comprenait. Les femmes n’avaient finalement que deux choix pour réussir, et ces dernières, quelque part, réussissaient au-delà des autres, celles qui avaient préféré être femmes de terrain en refoulant leurs élans de féminité. Mais toutes, dans le fond, cherchaient la même considération. Celle liée à un travail effectué. Et quel que soit le camp choisi, elle comprit vite qu’elle avait à faire à un monde où, pour réussir, il lui faudrait supporter les remarques graveleuses, ou mieux, savoir même en rire. Se détacher de l’émotionnel, de soi et des autres.
Devenir de plus en plus violente et dure envers elle-même.

Dans son travail, ce qui l’animait c’était capter les problématiques et les aspirations de chacun. Elle aimait plus que tout comprendre comment cet ensemble se construisait, les difficultés à dépasser, les problèmes à résoudre, les préparations bordées au carré qui permettaient surtout de gérer le cœur du sujet : les imprévus impossibles à éviter. Savoir encaisser, ou mieux encore « gérer », les coups de pression, les montées de stress et leurs peurs jumelés, apprendre à faire face à ces problèmes : tout cela renforçait sa confiance en sa capacité à faire, malgré la difficulté. Et c’est ainsi qu’elle se retrouvait vite et régulièrement « à la droite du père ». Adjointe, assistante ou secrétaire. Les hommes « haut placé » venaient lui parler, se confier, échanger avec elle. Ce qu’elle appréciait. Elle se sentait privilégiée de pouvoir être l’oreille de telles confidences, de tels partages. Mais cela lui attirait aussi un bon lot d’ennemis.

Certains se permettaient de la coincer contre la paroi de l’ascenseur, ou dans tout autres recoins leur permettant de jouer la carte de l’intimidation physique dans laquelle ils se complaisaient. De tout leur corps massif et de leur tête de plus qu’elle, ils jouissaient de lui rappeler que « le pouvoir » c’était eux et pas elle. Mais sa curiosité, son envie d’accéder à tout ce qu’elle souhaitait comprendre, comme l’envie de rendre les processus fluides pour leurs permettre de fonctionner, prévalaient. Là était son moteur. Elle aimait l’adrénaline qu’engendrait la possibilité de participer aux actions à mener, à l’extérieur. Malgré le danger. Et là où elle s’échinait à saisir les problématiques de chacun, l’objectif de certains restait de la déstabiliser. Elle dérangeait. Les femmes qui réussissaient représentaient un affront. Certains n’étaient pas très fier en constatant ce qu’ils étaient en train de faire, mais d’autres jouaient la carte du torse bombé, ou du cerveau mieux fait. Pour eux c’était une évidence, les femmes étaient au mieux leurs subordonnées, ou alors il leur fallait les « masculiniser » pour pouvoir les créditer dans leurs rangs, pour leur reconnaître un talent. Quoi qu’elles fassent on leur reprochait finalement ce qu’elles étaient.

Avec le temps, tout faire pour se maintenir dans cette cour finit par la lasser. D’où pouvait venir leur besoin impérieux de dominer si ce n’est d’une profonde insécurité ? Ce qui avait de la valeur ici était la capacité de chacun à entretenir un mythe, une image, un style, une excitation. La posture que ce monde émanait et qu’ils s’échinaient à conserver. De plus en plus, le sens de ce qu’elle cherchait s’éloignait. Elle voulait pouvoir envisager un monde et une société, autres, où la réussite et les règles n’étaient pas basées sur les seules valeurs guerrières.
Sans prétendre pour autant que le guerrier ou la guerrière n’est pas leur utilité.

Entremêler les forces au lieu de les opposer. Le concept du balancier. Rechercher l’entre deux. Arrêter de brûler l’humain. Identifier aussi les forces souterraines qui nous malmènent et nous mènent par le bout du nez. Apprendre à gérer nos avalanches émotionnelles. Se donner le droit de changer. Décider de tourner sa façon de penser. L’art et la manière aussi. Conserver son libre arbitre. Décider de sortir de ce système pyramidal. Carcéral. Passer à quelque chose de plus sincère et rassurant que des rapports gouvernés par l’envie majeure de plomber l’autre, ou de le dominer. Ne plus laisser son énergie se faire phagocyter par n’importe quoi, n’importe qui, n’importe quand et n’importe comment.
Écrire de nouveaux scripts. De nouveaux mythes auxquels pouvoir s’identifier vraiment.

Retour en haut