ENFOUI EN NOUS

ENFOUI EN NOUS de l'écrivaine Chloé Blanc
ENFOUI EN NOUS

Elle s’offrit un temps auprès des siens, avant d’aller plus loin. Un intermède proche du remède. Une parenthèse à distance, pour couper avec ses habitudes. Sortir du bain dans lequel elle trempait à l’année. Permettre aux choses, aux pensées et aux envies, de mieux décanter. Un espace plus ouvert et plus au vert où son corps pouvait se ressourcer et son esprit s’aérer. Ces vacances faisaient office de transition, à chaque fin d’été et avant chaque nouvelle rentrée. Une opportunité aussi de s’éloigner des écrans et des réseaux. De vivre autrement. Différemment entourée et moins isolée.

Ces deux semaines de coupure annuelle n’étaient pas de tout repos certes, ponctuées de quelques moments de trop-pleins, de frictions et autres petites tensions, mais elle y était très attachée. Et une fois de retour chez elle, elle sentait systématiquement cette même détente, cet identique changement, que seules ces vacances savaient opérer. Elle en ressortait comme décongestionnée. Pleinement disposée à, et pour, se lancer dans une nouvelle année.

Elle en profita pour prendre le temps de tout relire. Chacun des textes, l’un après l’autre et d’une seule traite. Redécouvrir tout ce qu’elle avait jusqu’ici réussi à poser et publier. Elle constata alors qu’un nouvel ensemble s’en dégageait. Son regard avait changé. Elle percevait un début de liant, comme les prémices d’un tableau qui commençait à se structurer. Sa vision d’elle-même, par rapport aux différents reflets qu’elle avait pu proposer, s’était apaisée. Elle se trouvait plus en accord avec ce qu’elle avait décrit, ce qui l’avait construite et ce qu’elle souhaitait maintenant ajouter.

À quelques détails près – et un texte entier qu’elle décidait de remodeler dans sa globalité sur l’après – l’ensemble lui plaisait. Les retrouvailles avec sa famille avaient dû jouer. Elle les avait tellement appréhendées. Certaines parties de ce qu’elle avait livré les concernaient et auraient pu les impacter. Mais finalement tout s’était bien passé. Elle n’avait été ni rejetée, ni agressée. Et cela activa le retour à une certaine sérénité.

C’était aussi très libérateur et assez fou de constater ce qui demeurait intemporel tout en se situant, un peu plus et un peu mieux, en dehors d’elle. Comme si elle avait pu, ainsi, transmuter certaines de ses peines. Ce qui avait été difficile ou impossible à dire avait pu s’écrire. Et un travail avait, de ce fait, opéré. Soulignant maintenant ce qu’il y avait à faire et ce sur quoi se concentrer.
Commencer, entre autres, en rajoutant une teinte qui manquait, pour rehausser l’énergie et peindre un portrait plus juste de sa personnalité.

Renouer avec un ancien dynamisme. La source motrice d’une force et d’une joie qu’elle avait déjà connectée. Elle constatait d’ailleurs qu’il était faux de dire que toutes ses belles et grandes réussites passées n’avaient été le fruit que de violentes impulsions ou de désinhibitions toxiques et forcées. Certaines pouvaient en avoir fait l’objet, mais pas toutes. Elles étaient même loin d’en avoir constitué la majorité.

Elle savait que cette variation d’elle-même, plus positive et combative, existait. Elle aspirait aussi maintenant à laisser plus de place, d’espace et d’air frais, dans chacune de ses journées. Accéder à une sage fluidité. Se poser autrement. Pas nécessairement de manière constante, mais plus soigneusement entremêlée. Plus d’équilibre. Moins de bascules et plus de choix qu’un seul et simple « tout ou rien ».
Apprendre à mieux prendre soin d’elle. Changer, en quelque sorte, « l’aimant » en elle.

Sa présence aux autres, si différents les uns des autres, pouvait souvent la parasiter. Pourtant, ils constituaient une réelle nécessité. Elle savait qu’elle avait besoin de pluralité, que se cantonner à une seule possibilité de destinée ou de pensées l’oppressait. Mais quelque part, à force de s’adapter à toutes formes de situations pour pouvoir se plonger dans un maximum de bulles que la vie offrait, passer son temps à naviguer entre différents milieux pouvait finir par la perturber. L’amener à se demander qui elle était. Comme si elle perdait la connaissance – ou la stabilité – de sa propre identité. Elle voulait maintenant, réussir à trouver son exact centre. Mieux accéder, et s’accorder, à ce qui était enfoui en elle. Mieux s’entendre, et s’écouter, pour devenir plus avisée à son sujet. Mieux entrer, et s’installer, en relation avec elle-même. Pour elle, mais aussi et surtout pour améliorer ses interactions avec ses autres.

Par le passé, elle avait pu être portée par des relations et des objectifs rêvés, qui injectaient une sorte d’adrénaline en elle à l’idée d’y arriver. Mais parfois – trop souvent – en la projetant en dehors d’elle. Et c’est là qu’elle voulait changer. Bien sûr l’entourage et l’environnement jouaient, il était important de bien les choisir et de les choyer, mais ils ne devaient pas constituer la seule, unique, et première clé.

Avec le recul, elle constatait que pendant longtemps, ce qui lui avait donné de la contenance était ce, et ceux, qui l’entourer. Comme si son intérieur se conditionnait et se définissait par ces extérieurs. Ces sphères – familiales, amicales et professionnelles – dans lesquels elle se retrouvait immergée, comme l’imaginaire qu’elles lui renvoyaient. À elle et à la société.

Aujourd’hui, elle ressentait le besoin de clarifier, de trouver ce qui, au long cours, l’animait et l’animerait pour toujours. Son ancre à elle. À laquelle elle pourrait s’arrimer. Développer une force plus tranquille. Un élan plus personnel et souverain. Elle parvenait déjà à saisir ce qui lui convenait, ou non, mais il ne lui était pas encore évident d’y rester constamment fidèle ou accordée.

Très jeune, elle s’était rêvée côtoyant celles et ceux qu’elle considérait être les plus grands de ce monde. Collaborant et cocréant avec ces derniers. Partageant leurs sphères privées. Voguant, parmi eux, dans ces bulles si puissantes, libératrices, et aux possibilités qui lui semblaient illimitées. Elle s’était imaginée grande comédienne, grande réalisatrice, avant de se projeter plus dans l’ombre, assistante ou grande alliée, mais restant en toutes circonstances au plus près.

Sans l’avoir vraiment saisi à l’époque, elle visait une reconnaissance universelle plus qu’une réalisation personnelle. Quelque chose qui consolerait sa singularité. Et surtout être – ou tout du moins se sentir – aimée. Beaucoup plus que ce qu’elle ne l’avait été. Ou que ce qu’elle avait pu capter. Comme une vitale et rapide nécessité de revanche sur ce sentiment de ne pas être assez.

Elle avait d’ailleurs fini par y arriver, à déambuler avec eux dans ces espaces privilégiés. À un poste de quasi-quidam. Travaillant à l’organisation et à la logistique des films. Sur les décors, au bout d’un bar, dans un yacht, ou dans d’autres soirées dites très privées du fait des célébrités qui les remplissaient. Des lieux, des ambiances idéalisés, qui aujourd’hui ne la faisaient plus rêver. Avoir pu vivre et explorer ces premiers rêves les avaient fait passer. Un repère simple, chaleureux et douillet était devenu son nouveau souhait. Quoiqu’il en soit, à cette époque, elle avait réussi à être aussi près de ces personnes qu’on lui avait affirmé cette réalité impossible d’accès. Ni comédienne, ni réalisatrice certes, mais échangeant régulièrement avec nombre d’entre eux, seule à seul, sur des sujets fortement intimes et qui la nourrissait.

C’était principalement à ses débuts. Au milieu de sa vingtaine jusqu’au commencement de sa trentaine. Lors de ses d’études et de ses premières années passées sur les tournages. Elle avait réussi à accéder à cette promiscuité, à vivre pleinement les échanges auxquels elle avait toujours aspiré. Une période où toutes les portes s’ouvraient les unes après les autres après des années de galères. Après avoir continué à y croire et à tenir bon malgré les doutes extérieurs et les crochepieds, elle vivait sa vie rêvée. Une période qui lui paraissait aller de soi, tout en étant littéralement magique. Bénite.

Dans ces moments-là, dans cette force et ces privilèges, elle se sentait absolument à sa place. À sa juste, parfaite, et on ne peut plus explicable place. Légitime et justifiée. Pleinement vécue et appréciée. Et c’est précisément ce à quoi, à nouveau, aujourd’hui elle aspirait. Plus dans le même cadre ni pour les mêmes raisons, mais pour cette même sensation, cette précise tonalité. Accéder de nouveau à cette exacte connexion, l’ancrer de plain-pied dans sa réalité et la maintenir, le plus et le mieux possible, sur la durée.

Car cette période avait commencé à s’effriter. À se ternir et se refermer. Elle n’avait pas vu la bascule arriver. Elle ne pouvait pas dire que l’éloignement était venu de ces grands noms. Nombre d’entre eux avaient pu lui montrer, par leurs regards ou leurs attitudes, qu’elle pouvait sans la moindre hésitation s’approcher et qu’ils étaient disposés à échanger en toute bienveillance, ouverture et facilité. Mais elle s’était mise, petit à petit et de plus en plus, en retrait. À distance. Focalisée et protégée par la fonction pour laquelle on l’avait embauchée. Fonction qui lui permettait encore d’être au plus près, mais qui lui servait aussi de bouclier pour se cacher.

Elle avait pensé, un temps et à tort, qu’après avoir atteint un premier sommet, le plus dur était fait. Alors que tout ne faisait que commencer. Et à trop surfer sur les vagues d’un travail déjà effectué, elle finit par caler. Perdant les échelons qu’elle avait si difficilement gagné.
Lentement mais sûrement, elle se recroquevilla. Se sentant de plus en plus coquille vide. Comme si elle n’avait pas réussi à passer un palier. C’était étrange, mais elle s’apercevait aujourd’hui que sa seule vraie histoire d’amour, au milieu de sa vingtaine, avait connu et subi, à quelques choses près, les mêmes travers.

Elle avait tout donné pour obtenir son succès et y était finalement arrivée, mais ses besoins avaient changé – n’avaient plus été comblés – et elle n’avait pas su gérer ce tournant. Ni se réinventer sans tout quitter ou tout rejeter pour autant. Ou alors, ses besoins, plus réels et plus profonds, n’avaient pas été si évidents à identifier.

Maintenant elle sait que seule la vie peut nous faire avancer. Bien au-delà de ce que notre unique pensée voudrait, ou croirait pouvoir contrôler, et une autre vérité s’impose. C’est en faisant – continuellement – en expérimentant, en persévérant, en allant chercher au fond d’elle-même la matière première à sa proposition nouvelle et singulière, remplie au maximum de sincérité, et en arrêtant de douter de ses potentialités, qu’elle est parvenue à développer ce à quoi elle rêvait. Permettre à ce « quelque chose », ce magnétisme si divin et tranquille qu’elle a pu tant convoiter chez ces autres, de se déployer en elle.

Aujourd’hui ses aspirations sont différentes. Elle se souhaite plus anonyme entourée d’anonymes. Réussir à rester axée sur sa propre personne et sur de réels êtres aimants et aimés. Retrouver une connivence plus forte avec quelque chose de plus grand, de plus riche et de plus nourrissant et savourer, par avance, cette prochaine porte d’accès qu’elle finirait par trouver. Se sentant à nouveau entière, comblée, légitime, et même un peu plus fière. Sécurisée et sereine d’avoir réussir à percer cet art. Celui de « l’art et la manière », de savoir vivre pleinement. Contrecarrant ainsi sa peur de l’isolement autant que celle de l’enfermement.
Elle sait qu’elle en est capable. Il lui faut juste mieux réussir à calibrer son intériorité. Réapprendre à respirer.

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