D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours rêvé d’être reconnue et identifiée comme faisant partie intégrante de leur petite communauté.
De cette part de ma famille, composée de notables, de bourgeois versaillais, ayant – pour eux – Paris comme alliée. Cette famille dont j’étais issue, et dont pourtant je me sentais exclue. Comme si pour eux, nous étions les gitans. Ceux du sud qu’ils voyaient de temps en temps, aux vies brinquebalantes et quelque peu dissonantes. Cette sensation m’avait, très tôt et très vite, blindée de complexes d’infériorité.
L’excellence sinon rien. Être pointue dans son domaine. Faire partie des meilleurs. Intégrer les écoles les plus prisées, viser les plus hautes études, avoir un travail parmi les plus respectés. De ceux qui en imposent d’emblée en société. Et bien sûr la belle propriété, le couple réussi, et la ribambelle de petits à nos pieds. L’excellence sinon rien. Et en moi, la peur panique de ne pas y arriver.
De ce fait, J’ai longtemps traversé le monde dans un état de dissociation permanente. Comme scindée. Isolée. Où que je sois, celle que j’étais n’était pas alignée avec celle que j’aurais dû être. Ni avec celle que moi, j’aurais souhaité être. De ce rejet, je glissais vers une mauvaise interprétation qui devint ma réalité : la personne que j’étais n’avait – intrinsèquement – aucune valeur. Par ce biais, je me tromperais alors longtemps en les mettant, eux, sur un piédestal. Comme si eux avaient de la valeur, et moi pas. Tout cela pour plus tard les en faire tomber un à un. Seul accès possible à une réelle rencontre. Avec moi-même, d’abord, puis avec eux. Eux pas si haut, et moi pas si bas.
Les enfants comprennent très tôt ce qui se trame autour d’eux. Que ce soit clairement verbalisé ou non. Pour moi qui m’étais très jeune rêvée pédiatre, architecte, journaliste, comédienne ou même réalisatrice, l’effondrement de mes ambitions fut prépubère. Et il faut en puiser des tours d’imagination et de passe-passe pour réussir à faire face à sa propre chute avant même de n’avoir rien pu créer.
Je réalisais vite que je n’étais pas façonnée comme il fallait pour y arriver. Un tableau impossible d’accès au regard des codes qui m’étaient imposés et des moyens dont je disposais. La gagne du sportif me manquait, ce mental d’acier. La bonne silhouette aussi. Moi qui me devais d’être fine et élancée, je passais l’entièreté de mes cours de danse à ausculter, à chacun de mes enroulés, les bourrelets que mon corps formait. Je les détestais. Et moi avec. Là encore je me loupais. Me manquait aussi l’aplomb, et la répartie facile, rapide et acerbe, lorsque je me prenais une salve, orale ou morale. Mais avais-je envie de toute cette violence ?
Ce discours, verbal ou non verbal, ouvert ou sous-jacent, cinglant et violent, je l’entendais très bien. Et je finissais par le faire mien. Insidieusement mais sûrement il s’immisçait dans mon cerveau, et finissait par s’y implanter. Pour de longues années.
Dès le primaire je comprenais que mon cerveau ne fonctionnait pas comme celui des autres. Malgré quelques belles – voire brillantes – percées, je me crus longtemps inintelligente. Stupide. Trop souvent, et sans savoir où, quand, comment et pourquoi, un grand vide envahissait soudain tout mon écran. Plus rien ne s’imprimait. Un écran vide, accompagné d’un puissant son blanc. Et moi, je me retrouvais là, devant lui, au beau milieu des autres, minuscule et empêchée. Incapable d’accéder à la moindre donnée. Un handicap dont j’étais consciente et qui me laissait nue et démunie. Engoncée. Honteuse et angoissée. Et qui scalpait net mes plus grandes envolées.
Les grandes études, les beaux métiers, c’était plié. J’avais bien compris, et depuis longtemps, qu’il ne me resterait plus que le terrain pour – au moins – assurer mes premiers besoins. Un toit et un frigo plein. Plus d’échec possible, ou ma survie passait en mode sursis. Subsistaient donc ces métiers que l’on supporte à la force des bras, qui usent les corps et avarient l’espoir. À travers lesquels on ne rêve plus.
À 20 ans, je vivais déjà dans la peur tenace d’avoir tout raté.
Et puis, la possibilité me fut offerte de glisser un pied dans la porte d’un monde rêvé. Un tableau qui pouvait correspondre aux critères. Un monde qui m’avait construite et façonnée : le cinéma. Rendez-moi l’accès et le droit à mes ambitions et je vous blufferai ! À travers ce nouveau monde, je gagnais soudain en crédibilité. Tout d’un coup je comptais et j’intéressais. « Je réussissais ». J’y passerais d’ailleurs de très belles années et y ferais d’innombrables virées et d’incroyables rencontres.
Mais j’y découvrirais aussi, assez vite, un reflet familier. Je retrouverai, dans ce petit monde, ce même système de caste. À nouveau cette sensation d’étouffer dans un milieu fractionné. Une scission entre eux et le reste du monde, et au sein même de leur petit monde. Un « haut du panier » auto-proclamé, si fier de lui, si rempli de mépris et de dédain envers « les autres », « la masse », « les petits gens ». Ces autres, cette masse, ces petits gens dont j’avais fait – et faisais – partie, et auxquels je restais très connectée. Les insulter, les mépriser, les minimiser, c’était aussi – quelque part – m’insulter moi. Alors la magie s’est envolée. À nouveau je n’étais plus alignée, et je quittais ce monde que j’avais tant aimé.
L’ambition en moi continuait pourtant à bouillonner. J’avais toujours envie de sommets mais plus des mêmes. Plus de la même manière. Alors je quittais ces derniers et dégringolais cette montagne – que j’avais eu tant de mal à gravir et à gagner – et partais à l’ascension d’une nouvelle destinée. Laissant les miens, incrédules et dubitatifs face au nouveau choix brusque et insécure que j’entreprenais. Mais cette première échappée ne fut pas vaine. J’avais gagné en assurance. Mon intelligence et mes capacités n’étaient plus niées. Il m’arrivait encore de lutter avec les lignes de mon corps, quelques répliques médiocres et assassines venues de tous bords, et d’autres peurs qui souvent m’assaillaient, mais j’étais mieux armée. L’exigence qui m’avait bercée restait mon levier. Et cela me convenait. J’étais maintenant – et à nouveau – portée par l’envie de découvrir, de créer, de participer à de belles, grandes et nouvelles traversées. J’avais besoin d’être – et de me sentir – engagée. De construire.
Un nouvel équilibre apparaissait, à pas de chat, qui s’ouvrait en moi et m’ouvrait aux autres, pas après pas, différemment et mieux. Et avec lui, la possibilité d’une nouvelle paix qui, petit à petit, naissait en moi. Ma lecture du tableau devenait moins manichéenne. Je découvris – et me rappelai – que les cœurs des miens pouvaient aussi m’être – et m’avaient été – grands ouverts. Dans des moments de profond désarroi, certains d’entre eux s’étaient révélés, chacun à leur manière, indiscutablement présents. Soutenants. De vrais socles. Précieux et puissants. Et dans le rire et la légèreté, tout aussi nécessaires et enivrants, nous avions aussi beaucoup bâti et partagé. De loin ou de près.
Cette famille de sang et cette distance, cette part de classique, ont finalement façonné – en moi – l’accès à une plus grande pluralité. Je suis heureuse, aujourd’hui, de ne pas avoir été cantonnée à une seule possibilité et je chéris tout autant la richesse de mon héritage que je finis par remercier. Et enfin je trouve ma place. Celle : sur le fil. Dans l’entre deux précisément. À la frontière ou en pleine mer. Celle, pas toujours facile, mais à laquelle je me trouve enfin légitime. Celle à laquelle j’aspirais et qui m’inspire profondément depuis longtemps.
Là où les ponts sont à faire et les cloisons à défaire.