Autant poser le cadre sans plus de détour, il sera bien question ici du désir sexuel. De sa transe enivrante. De son profond délice. De sa sensualité. Celle avec laquelle nos corps savent si bien se tendre. De cette tension, si ambitieuse et si excitante que seul ce désir sait – en nous – enclencher. Lui, si libre et fougueux. Cette force qu’il injecte en nous, et au plus profond de tout notre être encore. Et qui n’a de cesse d’augmenter. Sa capacité renversante à nous soulever et nous faire sentir éternel, le temps d’une danse, et de quelques fractions d’étincelles. Envoûtant. Complice et joyeux. Chaleureux. Si doux et si fort à la fois. Sécurisant et protecteur même parfois.
Dès les prémices et tout du long de sa vertigineuse montée durant laquelle il n’a de cesse de nous enivrer. Au rythme des ondulations de nos corps, et de nos secousses endiablées. Mon partenaire et moi, joueurs, taquinant d’autant plus nos émois, pour faire – encore et toujours plus – flamber nos ardeurs. Lorsqu’il pénètre de plus en plus profondément en moi pour enfin me prendre entièrement et ne me lâcher qu’une fois mon désir, notre désir, assouvi et rassasié. Lorsque, des deux côtés, nous apprenons à nous accorder, à nous enlacer, à l’unisson. Un désir qui devrait être protégé. Choyé. Respecté. Un désir parfois renversant. Et d’autres fois …
Pas si évident. Car il peut tout aussi vite partir en vrille. Dès son entrée, ou en pleine ascension, être d’un seul coup scalpé, trahi ou bafoué. Réduit à un élan saccagé. Une confiance ou une insouciance brisée. Ce moment où, tout d’un coup, nous ne sommes plus qu’objet. Ramené à une seule fonction. Un seul corps. Consommé, consumé. Simple support de sexualité. Provoquant une chute vertigineuse. Parce que le désir vaut bien mieux, bien plus, qu’une simple décharge laissant l’un satisfait et l’autre isolé. Exclu. Parfois même perdu. Pétrifié.
À quand remontaient les premières découvertes, puis la connaissance de ce désir et la capacité à m’en saisir. Mes premiers plaisirs solitaires ? Jeune enfant déjà. Et très tôt aussi je compris que cette pratique dérangeait. Qu’on ne voulait pas en entendre parler. Elle était malvenue. Jugement qui variait d’ailleurs selon le sexe. Ce qui était admissible – voire attendu – chez le genre masculin, était déplacé et inapproprié pour l’autre moitié de l’humanité. Alors tout se faisait en cachette. Dans un honteux secret. Je ne me souviens plus à quel âge on a commencé à me dire de « faire attention ». Par contre, je compris tout de suite qu’il ne s’agissait pas là de paroles légères. Sans qu’on me dise vraiment d’où venait le danger, de quoi, de qui, où, et comment, il me fallait me méfier, mes signaux d’alertes étaient désormais allumés.
Et puis arrive ce jour où, dans un salon cosy que j’adorais, jeune adolescente que j’étais, entourée de mes aînés – ces patriarches à la notoriété incontestée, grandement appréciés par la communauté, installés dans le puissant confort de la réussite professionnelle et financière – au sein de mon propre foyer, je saisis soudain le danger. Les entendant déclarer, aussi sérieux qu’hilares, qu’on « se fait la main sur les bonnes » – entendez les domestiques – « mais qu’il faut faire attention à ne pas les engrosser ». Cette phrase, jetée à la volée sans aucune ironie – première d’une longue floppée – glacera mon sang pour de longues années. À eux, le plein droit et la totale liberté de jouir de leur désir, de le susciter et de l’afficher, et à nous, les risques et périls. Sans la moindre gêne, ils soutenaient qu’il était normal de réduire certaines femmes – les plus vulnérables bien sûr – à du pur bétail. Et même si, malgré mon jeune âge, j’osais dire que ces paroles étaient indignes, dégueulasses ou d’une violence inouïe, ils continuaient, pensant même me rassurer, avec un « ne t’inquiètes pas ma chérie, tu n’es pas concernée ». Là où eux voyaient une question de caste, je ressentais de plein fouet la sororité. Bien loin d’être rassurée, je découvrais que les miens étaient les agresseurs de mes sœurs extérieures. Mon filet de sécurité évaporé. Et ce climat, vicieux et vicié, au sein de mon cocon familial abîmera pour longtemps mes signaux, tordant mon discernement, laissant – pour la suite – la porte ouverte aux réels dangers, aux agressions physiques, lorsque ce scénario, sur moi sera joué. Me laissant interdite, muette, transie et glacée.
Et le tableau continuerait à s’aggraver lorsque je découvrirais que ce discours n’est pas seulement tenu au sein de mon propre foyer. Que la société, la réalité de l’extérieur, les autres hommes qui m’entouraient, dans leur plus grande majorité, s’alignaient sur le même type de pensées. Un autre mur se rajoutant à l’initiale violence et gonflant l’ampleur du danger. Renforçant et confirmant mes premières peurs. Sans jamais pouvoir dialoguer à ce sujet. Comme si cette insécurité, très forte, ressentie à l’intérieur de mon premier cercle, je n’avais d’autres choix que de l’accepter. De la voir se répéter. Et de n’avoir comme solution à ma portée que de trouver comment m’en accommoder. À me demander comment font les autres pour y arriver, ou pour ne pas avoir à faire de croix sur leurs plus belles vérités. Et le discours de certaines me mettront aussi parfois au tapis. Ces autres femmes, ces autres filles qui me raconteront leurs exploits. Et moi qui finirais par conclure « ok, il faut que j’accepte de faire ça, c’est la norme, c’est ce qui est attendu, si je veux pouvoir jouer dans cette court-là ». Et de me dire que c’est peut-être quelque chose en moi qui finalement ne va pas. Qu’il va falloir se violenter un peu. Que ce n’était pas si grave.
Heureusement pour moi, à la vingtaine, à force d’essayer, d’essuyer des revers et des expériences que je préfèrerais oublier, arriva le premier. Celui avec qui, pour la première fois, sexuellement, j’ai senti mon corps chavirer. Un élixir que je n’attendais plus. Un trésor à deux que je croyais perdu. Mais les années passèrent, on était jeune, et même si la sexualité était importante et qu’elle était, ici, enfin épanouie, protégée et partagée, elle ne faisait pas tout. Elle ne suffisait pas, ne suffisait plus. Alors je me donnais la chance et le droit. Le risque aussi, de partir. S’enchaîna une période de plus grande liberté. Aidée par la fête et les verres. Plus désinvolte et désinhibée. Quelques années d’insouciance où je rencontrerais quelques amants géniaux, qui me permettront de ne pas regretter le choix que j’avais fait. Une sexualité libre, bien qu’assez embrumée. Puis cette envie me passera assez vite, comme celle de l’alcool. Sortir de cette nouvelle ornière. Et au milieu de ma trentaine débutera une longue période de relations platoniques et fantasmées. À bonne distance des possibles violences et déceptions de la réalité.
Proche de ma quarantaine, ma compréhension était plus affutée, pourtant je me sentais plus fragile, plus stupide, voire potentiellement plus dangereuse pour moi-même. Et c’est dans cette vulnérabilité, lorsque j’oserai transcender mes peurs pour retourner au réel, qu’à nouveau je m’esquinterais. Et je ne verrai pas la glissade arriver. Figée. À ne pas pouvoir concevoir ce qui est en train de m’arriver. L’abus cette fois fera son entrée, ou pour la première fois sera clairement conscientisé. En plein rapport sexuel, une position arrive, un rythme, une attitude, un nouvel élément, quel qu’il soit, et vous vous rendez compte que, non, cela ne vous convient pas. Que, dans ce cadre, le désir n’est plus, que la communication est coupée. Lorsqu’après avoir compris, que ce n’était pas ok pour vous, et que vous commencez à opérer un mouvement pour sortir de cette situation, cet autre vous saisit la taille pour vous signifier que : non. Qu’il a décidé que cette posture lui convenait et que le choix ne vous était plus donné. Que, parce qu’il l’a décidé, c’est ainsi que – en vous – il se finirait. Un objet à sa disposition, puisque dans cette fraction de seconde, dans son esprit, il n’y a plus la moindre once d’humanité. Son désir bascule en mépris absolu. Et parfois même, ce mépris le fait d’autant plus bander, puisqu’il répond à un fantasme qu’il s’est souvent raconté et qui, à de nombreuses fois, a fait gonfler son sexe. A-t-il conscience qu’il se branle sur l’idée d’un viol ? A-t-il conscience qu’il est en train d’en commettre un ?
Et pendant ce temps, une série de question ahurissante qui nous vient : sera-t-on plus en sécurité en fuyant tout de suite ? Nous retrouvant en pleine nuit dans un lotissement et une ville inconnue, au risque de mauvaises rencontres, pour rejoindre la gare et prendre le premier train du lendemain matin ? Cet autre nous laissera-t-il faire ? … Pire encore, vous en viendrez à vous demander si fuir serait excessif. C’est à cela que, prostrée, je pensais. Jusqu’à ce qu’il ait enfin fini de se vider en moi. Un homme qui, en pleine action, enlève son masque, comme s’il perdait ou faisait volontairement fi de toute notion de respect humain. De droit à la dignité. Un homme qui, tellement perdu et insécurisé ne peut jouir qu’à travers la domination, la destruction, l’humiliation de ce corps de femme qu’il considère être à sa disposition.
Parce qu’au-delà de nos propres traumas, nous portons aussi tous ceux de nos précédentes lignées. Saisies, bloquées par les mêmes peurs et pétrifiées par les mêmes angoisses. Comme si nous revivions sans cesse ces traumas transgénérationnel. Parce que des indices dissonants auraient pu être vus, certains auront même été identifiés. Des signes avant-coureurs, brouillés par d’autres moments si charmants, si généreux, qui vous auront si bien trompées. Parce qu’on veut y croire. Croire en la possibilité que tout finisse par s’arranger. Et vous vous demandez si dans le fond ce n’est pas vous qui en rajoutez. Jusqu’au jour où vous vous retrouver à fermer la porte de votre chambre à coucher à clé. L’arrivée d’un risque bien trop élevé. À se demander comment vous avez pu, vous, en arriver là. À avoir peur de vous retrouver seule, à ses côtés. Aux côtés de celui qui pourtant devrait être votre plus proche allié. Peur pour votre intégrité, morale et physique, à ses côtés.
Alors, allons-y, parlons crûment. Est-il ok ou non pour une femme d’accepter ou de refuser une éjaculation faciale, d’être prise en levrette, de s’adonner à la fellation … Est-elle prude si elle refuse ? Est-elle pute ou irrespectueuse d’elle-même si elle accepte ? Et c’est là précisément que l’on passe à côté des vrais sujets. La question n’est pas tant de savoir si une position ou une autre est dégradante, mais si cette femme en a envie. Aime-t-elle ça ? À quoi bon pousser l’autre en l’expérimentant ? À quoi bon vouloir acculer l’autre dans les retranchements de positions ou de situations qu’elle ne sent pas, ou dans laquelle elle se sent insécure. Pourquoi aller chercher cette zone qui frôle le danger, si ce n’est pas un désir partagé. Comme si le désir ne pouvait être que dans cette sphère floue, trouble et si dérangeante. Au cœur d’une limite dépassée dont on met du temps à se remettre parce que notre intégrité a été touchée.
Et vous continuez aussi à vous demander d’où vient ce blocage. Cette difficulté « à dire » que vous endurez. Cette incapacité à dire « non » aussi parfois. Pour faire plaisir ? pour ne pas faire chier ? … Et cette façon, par moment, de glisser dans une attente tacite qui vous semble être demandée alors qu’elle vous déplaît. Cette façon d’accepter de faire ce qui est attendu. De se plier au désir de l’autre pour accéder à d’autres aspirations bien plus profondes : fonder une famille, un foyer, avoir des enfants, des rêves et des projets partagés. « Dans le sexe, ni morale, ni religion » certes, mais attention à ne pas en faire la justification d’un désir égocentrique et imperméable aux envies et besoin de sécurité de l’autre. « Dans le sexe, ni morale, ni religion » oui, mais à condition d’un espace sécure avec un consentement mutuel. Comme si à vouloir se libérer de quelque chose qui pourrait trop nous brider, on basculait dans une aire, un terrain, où tous les coups sont permis. Une zone de non droit. Comme si le doute, le consentement, la tendresse, l’écoute, le partage devenaient des options bien pénibles à prendre en considération. Des éléments encombrants, fatigants, agaçants. Comme si un désir ne pouvait exister qu’en assujettissant.
Finalement, vous, ce que vous voudriez, c’est pouvoir parler sexualité avec votre partenaire, en toute sécurité. Sans tout de suite ou forcément attiser son désir. Des bases saines et solides. Une profonde confiance. L’envie aussi parfois d’être seulement calé contre l’autre, lové, sans que cela soit nécessairement un appel à la sexualité. Un simple câlin. Cette douceur et ce réconfort – longs et prolongés – l’un contre l’autre, tout du long allongés, enlacés dans un canapé. Cette sensation si forte et si réconfortante. Car ces moments inscrivent aussi la tranquillité et la confiance. Les pièces maîtresses d’une future et belle sexualité.
La nécessité d’une tendresse qui s’inscrit dans la continuité. Le frôlement d’une caresse sur l’épaule, ou sur le bas de votre dos. Une main si savamment posée sur la taille, un doux baiser, une parole chuchotée. Pourquoi devrions nous arrêter ? À croire que toutes ces attentions deviendraient vite et facilement mièvres. Qu’elles perdraient de leur intérêt, de leur force et de leur puissance avec le temps. Alors vous entamez les relations suivantes scindée entre l’envie d’y croire et la peur de ne jamais réussir à sortir de ce guêpier. L’envie greffée au cœur et au corps de vivre enfin et pleinement une relation amoureuse sans risque et sans danger. Sans ambiguïté. Parce que c’est souvent par la porte de la sexualité que le danger fait son entrée.
Besoin de reconnecter à l’espoir. À ce à quoi j’aspire vraiment. Aux amants avec qui j’ai pu vivre de belles et douces histoires. Voir cette peur viscérale se détacher enfin de moi. Et même si l’horizon semble de plus en plus se fermer, décider de continuer à y croire. La magie finira bien par opérer. M’accrocher parce que, la possibilité de ce foyer, si bon, si fort et si doux, construit à deux, j’y crois. Car ces hommes, ceux qui aspirent à la même finalité existent. Parce que le désir, heureux et tranquille, vous y tenez. Celui après lequel aucune honte ne reste ou ne naît. Seules la félicité et la gratitude d’avoir la chance d’être aussi bien unis et accompagnée. Partager ce plaisir avec un amoureux. Retrouver avec lui le paradis de cette parenthèse enchantée – hors du temps – où nos corps se retrouvent enfin à nouveau accordés.